Ouverture de la journée d’échanges «Dialoguer pour agir»

Mercredi 24 juin

Hôtel de Lassay
Seul le prononcé fait foi

Mesdames et messieurs les vice-présidents,
Mesdames et messieurs les Présidents des groupes parlementaires,
Mesdames et messieurs les députés,
Mesdames, messieurs, 

Dans La Chute, d’Albert Camus, le personnage de Clamence décrit l’absurde par cette phrase définitive : « Nous ne disons plus, comme aux temps naïfs : “Je pense ainsi. Quelles sont vos objections ?” Nous sommes devenus lucides. Nous avons remplacé le dialogue par le communiqué. » 

Le même Camus, auteur fort lu durant le confinement, écrivait aussi : « On ne dialogue pas avec la peste. On en meurt… La terreur a fait cesser le long dialogue des hommes. » 

Ne pas se satisfaire des communiqués promettant un monde plus vert, ou plus rose, mais retrouver le sens du dialogue : tel est le programme, à la fois modeste et ambitieux, complexe et nécessaire, de cette journée du 24 juin 2020, à l’hôtel de Lassay. 

Comme vous le savez, le Président de la République a demandé au président du Sénat, au président du Conseil économique, social et environnemental et à moi-même nos contributions pour « déterminer et préciser les priorités essentielles qui dans ce moment font consensus ou qui émergent au premier rang des préoccupations de nos compatriotes ».

Par ailleurs, l’idée d’organiser une conférence sociale et environnementale à l’Assemblée nationale a été proposée, il y a quelques temps, par le Président MIGNOLA, et plus récemment par ma collègue Barbara POMPILI. 

Le moment est venu de prendre l’initiative, de produire des débuts de réponses collectives aux questions auxquelles fait face notre pays. 

C’est là une tâche difficile et subtile, écrasante mais exaltante. En tout cas, pour répondre à une demande de cette ampleur, on ne peut pas se contenter d’un bref communiqué. Je ne crois pas non plus qu’un simple débat parlementaire suffise, aussi nourri soit-il. Devant la complexité du moment, très sincèrement, je crois que l’urgence est au dialogue ; car c’est bien par le dialogue, et le dialogue seul, qu’on peut dépasser les clivages, les présupposés, les certitudes ou les peurs. 

Mais, aussi vrai que l’écoute et l’empathie permettent souvent de dépasser ses certitudes, personne aujourd’hui ne doit se sentir obligé de renoncer par avance à ses idées. Considérons cette journée comme une simple invitation au voyage, à travers les convictions des uns et des autres.

Si les gestes barrières peuvent nous prémunir de la contamination, c’est bien le dialogue qui permet de lever les barrières entre nous, ces barrières mentales qui nous empêchent de penser un monde en plein chamboulement. 

Pour la première fois dans l’Histoire, nous avons assisté à une crise qui a touché, littéralement, tout le monde. Des crèches aux EHPAD, des salariés aux grands patrons, femmes et hommes confondus, de toutes les nationalités : tout le monde a été confiné ou menacé par le Covid-19.  

Parler de « guerre » n’était donc pas qu’une image. Une crise ne touche que les personnes concernées, tandis qu’une guerre nous touche tous. Un ennemi tel que le coronavirus nous oblige à nous mobiliser tous, pour définir nos ripostes et déterminer nos priorités. Un simple dialogue social ne saurait suffire, car ce n’est pas seulement à une crise sociale que nous sommes confrontés. 

Un débat politique ne saurait pas davantage résoudre cette crise systémique. C’est donc à un exercice de dialogue civique et civil que je nous invite.

Je vous remercie d’avoir, ce matin, répondu à mon appel. Élus du suffrage universel, responsables de syndicats de salariés ou d’entrepreneurs, militants associatifs, experts, vous êtes aussi, vous êtes surtout des citoyens engagés et c’est sur votre engagement que je compte. 

Les analyses ne manquent pas, depuis celles de Michel Crozier dans les années 1960, pour décortiquer les mécanismes qui aboutissent à « bloquer notre société ». Nous devrions peut-être les relire, d’abord pour mesurer humblement l’antériorité de problèmes que nous croyons découvrir, ensuite pour comprendre qu’ils trouvent leur cause dans l’organisation même des groupes humains, et non dans la volonté malfaisante de tel ou tel.

Depuis le mois de mars, nous avons assisté, parfois participé, à des actions très contrastées. Les mouvements de solidarité, les preuves de cohésion, ont croisé des tendances à la mise en cause personnelle, aux accusations sans preuve, aux conflits véhéments — à tout sujet, à commencer par ceux qui, d’habitude, occupent seulement les laboratoires de recherche. 

Les fronts de tension, au sein de notre société, se sont multiplié, ils foisonnent, donnant une impression d’émiettement. La pandémie n’a pas ralenti ce mouvement : n’importe quelle parole publique — experte ou pas — engendre aussitôt la constitution de camps irréconciliables, qui se fragmentent très vite à leur tour, d’ailleurs. 

Pourtant, dans leurs actions concrètes, les Français ont collectivement adapté leur vie quotidienne à la situation. Malgré les incertitudes, malgré l’urgence, ils ont réussi à adopter les comportements qui, à ce stade, ont jugulé la pandémie sur notre territoire. 

Je veux à cet égard dire toute notre reconnaissance à celles et à ceux qui ont maintenu la continuité des services essentiels en prenant des risques pour leur propre santé. 

Nombreux sont les travailleurs de notre pays, dans les villes et dans les champs, qui ont tenu bon… Et grâce à eux, c’est la France qui a tenu bon.

En revanche, et simultanément, fractures, défiances, invectives ou ressentiments ont divisé nos compatriotes. Bien sûr, chacun d’entre nous a mille raisons d’être mécontent. Certains déplorent des décès dans leur famille ou parmi leurs proches, et je partage leur douleur. Plus encore, chacun se sent en droit et en capacité d’exciper d’une unique chaîne de causalité ses malheurs et de pointer d’un index accusateur les coupables…

Les coupables, ce n’est pas nous, bien sûr, ce n’est jamais nous — il est tellement plus confortable d’essentialiser les coupables. Il est tellement plus payant de transformer la description nuancée des interactions dans un monde complexe en un réquisitoire enflammé contre d’autres humains, portant les stigmates de la culpabilité !

Mais ce que nous gagnons, chacun, en autosatisfaction et en gloire éphémère sur les réseaux sociaux, nous le perdons collectivement : chacun de nous finit par s’enfermer dans un monde fantasmagorique, avec sa propre histoire, sa propre philosophie et même ses propres lois de la biologie moléculaire. Dans cette dérive, où est le monde réel ? Où est le sol commun ?

C’est l’honneur des commissions d’enquête du Parlement de ne pas prononcer de réquisitoire, mais de mettre en évidence les faits et les causalités, afin d’en tirer des améliorations au bénéfice de la Nation. Les leçons qu’elles doivent tirer du passé sont au service de l’avenir et des prochaines générations. 

Ce qui ne veut pas dire que nous devrions être d’accord sur tout ! Mais nous pouvons nous accorder sur l’idée d’un monde en partage, où précisément les désaccords n’appellent pas l’anathème. Nous devons nous accorder sur l’idée que nous devrons de toute manière cohabiter dans ce monde, sauf à le rendre inhabitable.

Vouloir vivre dans un monde habitable aux humains : c’est un vœu apparemment simple, modeste, mais il ne va pas de soi. Ne puis-je pas considérer plutôt que la priorité va à mon propre confort, à la maximisation de mon seul bien-être individuel ? Pourquoi devrais-je ne pas exploiter tout ce que je peux exploiter ? Pourquoi devrais-je changer mes habitudes ? Pourquoi devrais-je me préoccuper des autres ? 

Or, s’il est une leçon que je retiens de la pandémie, c’est l’impasse de ce genre de réflexes. La somme des égoïsmes n’aboutit pas à une société. Car la vulnérabilité de l’autre devient toujours ma vulnérabilité. L’exigence éthique et l’efficacité de la santé publique nécessitent altruisme et ouverture.

À plus forte raison, il n’y aura pas de « relance », de « reconstruction », de « transformation », sans les autres. 

Nous, qui sommes tous des acteurs engagés, nous devons garder ceci à l’esprit : quelle que soit la force de nos convictions, elles ne deviendront des faits, elles ne transformeront le monde, que si nos concitoyens y apportent l’énergie de leur adhésion, de leur participation.

Ce qui nous ramène à Michel Crozier. En 1977 déjà, dans L’Acteur et le Système, il écrivait ceci : « Le changement n’est ni le déroulement majestueux de l’histoire dont il suffirait de connaître les lois, ni la conception et la mise en œuvre d’un modèle plus “rationnel” d’organisation sociale. Il ne peut se comprendre que comme un processus de création collective à travers lequel les membres d’une collectivité apprennent ensemble, c’est-à-dire inventent et fixent de nouvelles façons de jouer le jeu social de la coopération et du conflit. »

Le changement dans lequel la pandémie nous jette doit devenir un processus d’apprentissage collectif. Cette journée de travail s’inscrit dans cet espoir, dans ce projet, dans cette méthode.

C’est la raison pour laquelle, au lieu d’une succession de discours, c’est un travail en ateliers thématiques qui a été retenu. 

Chaque atelier sera présidé par un Vice-Président de l’Assemblée nationale. Pour ceux qui ne sont pas familiers du vocabulaire parlementaire, je rappellerai que « présider », ici, ne signifie pas commander, mais faire vivre les débats, veiller à ce que toutes les sensibilités puissent s’exprimer, garantir que nous soyons bien éclairés avant de décider. 

C’est avec beaucoup de gratitude que j’ai recueilli l’accord d’Annie GENEVARD, de David HABIB, d’Hugues RENSON et de Sylvain WASERMAN pour présider ces quatre ateliers.  

Les thèmes de ces ateliers ouvrent, j’en ai conscience, sur autant d’injonctions paradoxales. Ce n’est pas de mon fait, la complexité du monde le veut ainsi. Comme il est précisé dans le livret qui vous a été fourni, nous partons du principe qu’il faut reconnaître les difficultés, tout en esquissant un premier état des questions qui se posent. Celles-ci ne sont ni limitatives ni définitives. Et l’objectif de chaque atelier consiste à explorer ces contradictions pour essayer d’y trouver notre chemin. 

Un premier atelier porte sur « l’organisation de l’État et les missions des collectivités ». Il est présidé par Annie GENEVARD.

Sur ces sujets, vous le savez, j’ai personnellement quelques idées. Mais mon but n’est pas de le mettre en avant de manière assertive : je préfère, là encore, poser des questions, fût-ce des questions qui fâchent, afin de susciter le débat. 

Notre État républicain est-il solide sur ses bases, pertinent quand il prétend s’occuper du local ? Notre organisation territoriale est-elle satisfaisante ? Comment optimiser les moyens publics, l’expertise, l’ingénierie, pour que les bonnes personnes traitent efficacement les problèmes qui relèvent de leurs compétences ? Enfin, comment valoriser l’intervention publique de manière à renforcer le consentement à l’impôt, dans une période de crise où les recettes se font plus rares ?

Un deuxième atelier a la délicate mission de cerner les enjeux liés à la souveraineté, dans tous les domaines. Il sera présidé par David HABIB.

Après des décennies de globalisation, certains pensent-ils retrouver le statu quo ante des États-nations retranchés derrière leurs frontières politiques et douanières ? Ou bien saurons-nous garder sur notre sol les productions essentielles à la société sans nous renfermer, sans nous isoler ? Comment sauvegarder les acquis de la construction européenne, qui renforcent notre pays par rapport aux États-continent d’Amérique et d’Asie ? Comment sécuriser nos approvisionnements, revitaliser nos industries de santé, sans renoncer au caractère par nature international de la recherche médicale et scientifique ? 

Et à terme, dans quelle mesure les réponses apportées à la pandémie peuvent-elle un jour déboucher sur une pandémocratie ?

Car, dans les deux cas, c’est bien du demos, du peuple, qu’il s’agit.

Le troisième atelier a pour thème : « les nécessités environnementales qui s’imposent à notre économie et les opportunités qui en naissent ». Il est présidé par Hugues RENSON.

Cet atelier-là procède d’un paradoxe singulier, à savoir que la période de confinement a été marquée par une amélioration significative d’un grand nombre d’indicateurs de qualité environnementale. Ce qui soulève des questions aussi fondamentales que difficiles. 

En effet, comment préserver le foncier agricole tout en construisant de nombreux nouveaux logements ? Comment équiper rapidement nos territoires sans les dégrader ? Comment encourager le télétravail sans rompre avec la dimension collective du travail humain ? Comment revitaliser nos campagnes sans exacerber les tensions entre agriculteurs et nouveaux ruraux ? Vous le voyez, l’équation n’est pas simple.

Enfin, le quatrième et dernier atelier portera sur « l’activité économique et sociale et l’engagement des acteurs en matière de formation, d’emploi et d’innovation ». Il est présidé par Sylvain WASERMAN. Là encore, les contradictions ne manquent pas. 

Comment réconcilier acquisition des savoirs et entrée dans la vie active ? Comment éviter un sentiment de déclassement dès le premier emploi ? Comment éviter « l’obsolescence programmée » des actifs en cours de carrière ? L’auto-entreprenariat  est-il synonyme d’ubérisation, devons-nous craindre une nouvelle fracture sociale ? Et comment libérer nos capacités d’innovation sans dépouiller la puissance publique de ses prérogatives ?

Je pourrais continuer ainsi longuement, mais je n’ai pas la prétention de faire tout le travail moi-même !
Chacun de vous a déjà réfléchi à ces questions, et nourrira sans aucun doute notre intelligence collective. J’en appelle donc à vous, à vos idées, à votre « audace » aurait dit Danton.

À propos d’audace, commençons par essayer de rompre un peu avec nos habitudes, et tentons d’éviter dans nos ateliers les longues interventions liminaires, les postures convenues. Préférons les échanges entre pairs, entre citoyens engagés et responsables, qui osent dialoguer de manière ouverte. 

Je suis confiant, quand je vois devant moi celles et ceux qui ont accepté d’être présents aujourd’hui. Experts reconnus, élus, représentants syndicaux et patronaux, membres de la Convention citoyenne sur le climat et de conseils de développement, représentants de réseaux associatifs importants, vous incarnez tout à la fois cette diversité et cette inventivité qui ont fait la France. 

Même dans les heures difficiles, notre pays a tenu tête, parce qu’il y avait, sur tout le territoire, des compétences et des talents, des idées et des bonnes volontés.

Ces compétences, ces talents, les voici mobilisés aujourd’hui, à travers vous, pour contribuer à revivifier notre République. Au nom de la représentation nationale, je suis fier de vous accueillir ici.

Chaque participant, chaque organisation pourra me faire parvenir sa contribution écrite. Vos textes seront lus, analysés, utilisés, je m’y engage. Mais aujourd’hui, j’attends de vous autre chose que des motions et des proclamations. Je souhaite que nous tentions de dépasser les monologues pour renouer le long et profond dialogue des hommes et des femmes de bonne volonté. 

Je vous remercie d’avance d’oser cet exercice peu conventionnel. Ensemble, faisons en sorte que ce 24 juin reste une date importante dans l’histoire de notre pays, un moment à part, un temps où l’imagination sera montée à l’assaut du pouvoir.

C’est d’ailleurs un 24 juin qu’est né le grand poète Yves Bonnefoy, qui définissait la poésie comme « l’articulation entre une existence et une parole ». 

Nous, nous ne sommes pas poètes hélas, nous sommes des responsables politiques et sociaux en charge des réalités les plus prosaïques ; mais nous savons aussi que les mots ont un sens, que la parole publique peut être féconde : articulons cette parole à l’existence collective de notre pays, et nous aurons fait œuvre utile et durable.

Je vous remercie.

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