Saint-Jean d'Elle
Monsieur le préfet,
Monsieur le député, cher Philippe Gosselin,
Madame la députée,
Madame la sénatrice,
Madame la députée européenne,
Madame la maire,
Mesdames et messieurs les élus locaux,
Mesdames, messieurs,
Elles s’appelaient Odette Roux aux Sables-d’Olonne.
Jeanne Berthelé à Ouessant,
Charlotte Célérié à Les Clayes-sous-Bois,
et ici même, Angèle Lamoureux à Saint-Jean-des-Baisants.
Elles furent parmi les premières femmes maires de notre histoire. Des défricheuses. Des éclaireuses.
Je suis fière de leur rendre hommage aujourd'hui. Et ainsi de contribuer à réparer une injustice.
Car tel fut ce paradoxe. La France, patrie des Droits de l'Homme, ne fut longtemps pas celle des droits de la Femme.
Très tardivement, par l’ordonnance du 21 avril 1944, notre pays reconnut enfin ces droits élémentaires à plus la moitié de sa population : le droit de voter et d’être élue.
26 ans après le Royaume-Uni. 10 ans après la Turquie.
Alors pourquoi ce retard ?
La réponse, je peux vous la livrer avec un certain soulagement pour l’institution que je préside : ce ne fut pas du fait de l’Assemblée nationale.
Dès le 20 mai 1919, la Chambre adopta, par 329 voix contre 95, une loi pour le suffrage féminin. Mais en novembre 1922, le Sénat s’y opposa, par 156 voix contre 134.
À cinq autres reprises encore, la dernière à l’unanimité, le 30 juillet 1936, la Chambre vota pour le suffrage réellement universel. Mais rien n’y fit : le Sénat n’inscrivit jamais cette question à son ordre du jour.
Il fallut donc une guerre pour que cela change. Le sang versé dans la Résistance. Le 29 avril 1945, aux élections municipales, les femmes votaient et devenaient éligibles pour la première fois.
Une vingtaine furent aussi élues maires – le décompte précis est inconnu puisque le Ministère de l’Intérieur ne recense les femmes élues qu'à partir de 1947.
Pour l’anecdote, en Côte d’Or, à Échigey, la surprise est grande : les 10 conseillers municipaux sont… des conseillères. La presse ironisera, je cite, sur « un conseil municipal entièrement en jupons ».
Quelques mois après, le 21 octobre 1945, les femmes votèrent pour la première fois lors d’élections nationales – pour l’Assemblée constituante. 33 femmes furent élues députées.
Nous célèbrerons ces pionnières, à l'Assemblée, le 21 octobre prochain, lors d’une journée d’hommage spéciale. Je remercie à ce sujet l’historienne Anne-Sarah Moalic ici présente, qui nous concocte un programme stimulant pour notre propre colloque, à l'Assemblée.
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En tant que première femme à présider l'Assemblée nationale en 233 ans d’histoire, l'hommage rendu à ces pionnières me tient singulièrement à cœur.
Et c'est pourquoi je te remercie pour ton invitation à cette cérémonie, cher Philippe Gosselin. C’est la 2e fois en deux ans que je viens dans ta circonscription – et c'est à chaque fois un plaisir renouvelé.
Cher Philippe, tu le sais, j’ai pour toi beaucoup de respect et d’amitié. Tu as été mon formidable Vice-président pendant cinq ans à la Commission des lois et ensemble, nous avons formé un duo de choc pour avancer sur des sujets cruciaux : le fonctionnement de notre vie démocratique, la crise Covid, les Outre-mer…
Nous n’avons pas toujours les mêmes idées. Nous ne venons pas du même parti. Nous nous sommes même affrontés sur plusieurs sujets.
Et pourtant, nous nous sommes toujours respectés, écoutés, pour bâtir des compromis au-delà de nos différences. Dans la période actuelle, nous avons grand besoin de cette éthique de responsabilité pour dépasser les clivages.
Cher Philippe, mon attachement à la Manche est aussi fait de ces rencontres qui nous marquent. Je me rappelle ainsi avoir reçu, en juin, à l'Assemblée nationale, les sauveteurs normands de la Société Nationale de Sauvetage en Mer. L’un d’entre eux m’avait offert un ouvrage intitulé « Les Dames de la Manche ».
C'est dans ce panthéon qu'Angèle Lamoureux a désormais toute sa place, aux côtés d’Annette Poulard, la reine des omelettes du Mont-Saint-Michel ; de Marie Ravenel, la poétesse-paysanne ; ou de Madeleine Dior, mère et muse de Christian.
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D'ailleurs, si vous me permettez une parenthèse, cette rencontre avec la SNSM illustre bien ce que j'apprécie en politique : le lien, la fidélité et la continuité.
Car pour la petite histoire, ces volontaires de la SNSM que j’ai reçus étaient invités par un autre député de la Manche, Stéphane Travert… avec qui je viens passer la matinée à la Foire de Lessay, où j’ai justement salué les sauveteurs de la SNSM.
Vous le voyez, j’aime mettre de la continuité dans mes déplacements.
C’est le cas encore pour la cérémonie d’aujourd'hui : car pas plus tard qu'hier, je rencontrais justement les femmes élues en Mayenne, pour débattre de la parité.
Et ce vendredi, dans la Manche, je suis fière de rencontrer d’autres brillantes femmes élues.
Je voudrais tout d’abord saluer la maire de Saint-Lô, Emmanuelle Lejeune, que j’avais rencontrée l’an dernier dans la Manche et dont je sais toutes les qualités. Et je voudrais aussi vous remercier, vous toutes - Madame la maire, Mme la députée, Mme la sénatrice, Mme la députée européenne et Mme la présidente de l’association des femmes élues de la Manche. Votre participation rendra encore plus symbolique notre table ronde 100 % féminine en hommage à la première maire de la Manche, Angèle Lamoureux.
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Cette histoire, permettez-moi de vous la narrer et surtout, d’en tirer les leçons pour notre présent.
Fille d'un ancien maire de Saint-Jean-des-Baisants, Émile Morice, notre héroïne tombe amoureuse d’un certain, ça ne s’invente pas, Albert Lamoureux.
Veuve en 1934, elle revient vivre avec sa mère à Saint-Jean-des-Baisants. À travers les archives, se devine une personnalité discrète, mais largement appréciée. Chacun la décrit comme « une bonne personne ».
Comment devient-elle maire ? De manière fort inattendue...
En 5e position sur la liste vainqueur, elle est élue conseillère municipale.
Puis le 20 mai 1945, le Conseil municipal reconduit, au premier tour, le maire sortant, l’instituteur Auguste Leconte, à 11 voix sur 12.
Mais celui-ci, qui aspirait à plus de quiétude, est fort contrit. Il refuse d’exercer ce mandat et pousse plutôt le nom d’Angèle Lamoureux. Et la voici élue maire au bout du suspense, au troisième tour.
Cette histoire peut apparaître rocambolesque. Mais elle est aussi troublante.
Car elle éclaire d’une lumière crue une réalité persistante pour les femmes en politique. Trop souvent, elles n'osent pas se lancer d'elles-mêmes.
Angèle Lamoureux ne devait pas être maire. On est allé la chercher.
Eh bien, mon message aujourd'hui est simple.
Mesdames : n'attendez pas qu'on vienne vous chercher. N'attendez pas la permission.
Osez vous présenter. Osez briguer les mandats. Osez prendre votre risque.
C'est ce que j'ai toujours fait. C'est ce que je continuerai à faire.
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Mais revenons en mai 1945.
Angèle Lamoureux affronte une tâche titanesque. Car nous sommes tout près des plages du Débarquement. C’est l’année zéro dans la Manche.
Heureusement, elle se montre inventive et combative. Les procès-verbaux du conseil municipal en témoignent : elle administre avec bon sens et fermeté. Elle se bat pour le retour des réfugiés. Pour que l’école soit chauffée. Pour qu'il y ait du pain à la cantine. Pour planifier la reconstruction.
Cependant, soumise à une pression immense, elle démissionne en décembre 1945. Et bien évidemment, son successeur est un homme (un certain Paul Auvray, maire jusqu'en 1955). Après Angèle Lamoureux, il n’y aura plus de femme maire dans le village… jusqu'à 2020 et votre élection, Madame la Maire !
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Chers tous, 80 ans après, cette histoire nous enseigne deux leçons pour le présent.
La première, ce sont les progrès, comme les limites, de la parité en politique.
La seconde, c'est la rudesse du mandat de maire.
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Venons-en à la première leçon : la parité en politique.
En 1945, la France ne comptait que 3 % de femmes conseillères municipales – soit près de 12 000 sur 400 000, mais là encore, les chiffres sont incertains.
Et aujourd'hui, où en sommes-nous ?
La parité n'est toujours pas atteinte. Loin de là.
42 % des conseillers municipaux sont des femmes (soit 238 233 femmes sur 567 222 conseillers municipaux au total). Mais seuls 12 % des présidents d’intercommunalités et 20 % des maires sont des femmes – et je vous remercie, Madame la Maire, de contribuer à améliorer nos statistiques !
De surcroît, on s’éloigne de la fonction de maire, plus les fonctions sont féminisées : on compte 33,5 % de femmes parmi les premiers adjoints, 42,1 % pour les deuxièmes adjoints.
Et ces responsabilités sont genrées : dans les conseils municipaux, les commissions concernant les travaux et la sécurité ne sont dirigées par des femmes que dans 9,7 % des cas. À l’inverse, les femmes représentent 78,1 % des adjoints en charge des affaires scolaires, et 76,1% des adjoints en charge de la famille.
Voici pour l’échelle locale.
Et à l'Assemblée nationale ? En octobre 1945, 33 femmes furent donc élues députées. Mais 50 ans plus tard, en 1993, elles n'étaient que 35 !
Heureusement, aujourd'hui, des progrès incontestables ont été effectués : puisque nous comptons 208 femmes députées pour la législature actuelle.
Cependant, au sommet de nos institutions, des verrous demeurent encore : si je suis la première Présidente de l'Assemblée nationale, aucune femme n'a jamais présidé la République, le Sénat, ou le Conseil constitutionnel.
Quant aux gouvernements ? Certes, ils sont paritaires, mais dans la dernière équipe ministérielle, aucune femme n’occupait de poste régalien. Et sur les 4 ministres d’État, il n’y avait qu'une femme, Madame Élisabeth Borne, à l’Education.
En somme, le plafond de verre est fissuré, mais il n'a pas totalement volé en éclats.
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Alors, pour être fidèle à la mémoire d'Angèle Lamoureux, il ne suffit pas de se souvenir. Il faut agir.
C'est pourquoi l'Assemblée nationale a définitivement adopté une loi décisive. Dès 2026, la parité sera obligatoire sur les listes électorales des communes de moins de 1000 habitants – et elles sont nombreuses dans le bocage normand (343 communes de la Manche ont moins de 1000 habitants, soit 77 % des 446 communes. Saint-Jean-d’Elle n'est pas concernée).
Vous l’avez vous-même constaté, Madame la Maire, au Conseil Départemental : la loi de 2013 sur la parité a vraiment donné aux femmes l’envie de s’engager.
Et ce combat pour l’égalité, l'Assemblée nationale que je préside continuera à le mener partout où les blocages persistent.
Dans la haute fonction publique par exemple, où les femmes, qui représentent deux tiers des effectifs, n'occupent qu'un tiers des postes à responsabilité. C'est pourquoi la loi du 19 juillet 2023 impose un quota de 50 % de primo-nominations aux emplois supérieurs de la fonction publique.
Mais il ne suffit pas de changer les lois. Il faut aussi changer les mentalités.
Cela nécessite de continuer à lutter face à toutes les inégalités, comme l'ont fait, en 1975, les Islandaises lors de leur grève historique.
Cela signifie aussi réaménager l’espace public. Pour offrir aux filles des modèles qui leur disent : « Vous pouvez le faire. Vous allez le faire.»
Vous vous y êtes employés ici, avec le square qui portera bientôt le nom d’Angèle Lamoureux, et dont nous allons ensemble dévoiler la plaque aujourd'hui.
Rendre visible les femmes, je m’y suis attelée aussi à l’Assemblée.
C’est pourquoi Simone Veil a enfin son buste à l'Assemblée, et Olympe de Gouges un bâtiment à son nom.
C’est pourquoi j’ai installé dix statues de femmes en or au Palais-Bourbon.
C’est pourquoi j’ai réuni, en mars 2024, 25 présidentes d’Assemblée du monde entier, pour le premier Sommet de ce genre. Et c’est pourquoi, ce 21 octobre, trois plaques seront apposées dans l’hémicycle en l'honneur de Germaine Poinso-Chapuis, Germaine Peyroles et Mathilde Gabriel-Péri. Trois Résistantes, trois Vice-Présidentes de l’Assemblée, toutes élues députées le 21 octobre 1945.
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Mesdames, Messieurs,
La deuxième leçon du court mandat d’Angèle Lamoureux, c'est celle de la rudesse du mandat de maire.
Et cette histoire résonne avec une actualité brûlante : car comme Angèle Lamoureux, depuis 2020, 2189 maires ont déjà raccroché leur écharpe.
Vous le dites vous-même, Madame la Maire : être maire, c'est sacrifier sur son temps de repos ou en famille. C’est gérer, le soir ou le week-end, un dossier de subvention à rallonge, une canalisation qui casse, un conflit de voisinage…
C’est pour vous aider que l'Assemblée a voté, avant l’été, en première lecture, à l’unanimité, une proposition de loi créant un véritable statut de l’élu local.
Une loi pour reconnaître l’engagement des élus municipaux, en améliorant leur régime indemnitaire et leur protection sociale, notamment en cas de congé maternité.
Une loi pour vous protéger, aussi, en étendant la protection fonctionnelle à vos familles.
Quelles que soient les vicissitudes de ces prochaines semaines, je me battrai pour que cette loi soit définitivement adoptée au plus tôt. Il le faut avant les municipales de mars prochain.
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Mesdames, messieurs,
En avril 1945, la résistante Gilberte Brossolette confiera avec émotion, je la cite : « Enfin, nous avions le droit de donner notre avis. Enfin, nous étions des êtres humains à part entière. »
C'était il y a 80 ans.
Aujourd'hui, notre ambition a changé. Nous ne demandons plus seulement le droit de donner notre avis. Nous prenons les commandes.
Alors, à toutes celles dans la salle ici, je vous le dis : osez ! osez vous engager !
Osez être insubordonnées.
Osez, parce que chaque fois qu'une femme brise un plafond de verre, elle ne s'élève pas seule : elle élargit le ciel pour toutes les autres.
C'est ainsi que nous perpétuerons le message et l’héritage d’Angèle Lamoureux.
Je vous remercie et suis heureuse de laisser la parole à l’historien Michel Boivin pour sa conférence. Excellente cérémonie à tous.