Clôture du colloque « 80 ans après sa création par Ambroise Croizat, la Sécurité sociale une idée révolutionnaire ! »
Mercredi 8 octobre
Palais Bourbon
Seul le prononcé fait foi
Monsieur le Président,
Madame la Secrétaire générale de la Confédération générale du travail,
Mesdames et messieurs les parlementaires,
Mesdames, messieurs,
« Il faut en finir avec la souffrance, l’indignité et l’exclusion. Désormais, nous mettrons l’homme à l’abri du besoin. »
C’est en ces termes qu’Ambroise Croizat présenta aux députés, le 3 décembre 1945, le nouvel édifice qu'il contribua à bâtir : la Sécurité sociale. Notre « Sécu ».
Mais à vrai dire, célébrer ici, à l'Assemblée nationale, les 80 ans des ordonnances d’octobre 1945, pourrait sembler, au premier abord, paradoxal.
Car après tout, ces textes fondateurs, comme le suggère leur nom « d’ordonnance », n'ont pas été votés par les députés. Et pour cause : l’Assemblée constituante ne fut formée qu'après les élections du 21 octobre 1945.
Cependant, comme ce colloque a pu le rappeler, les députés, avant et après 1945, ont aussi assumé un rôle crucial et capital.
Avec les lois de 1898, sur les sociétés de secours mutuels et les accidents du travail.
Avec les lois de 1910, sur les retraites ouvrières et paysannes.
Avec les lois de 1928 et 1930, sur les assurances sociales.
Et si nous parlons, aujourd'hui, et à raison, des ordonnances de 1945, je voudrais aussi signaler celle du 17 octobre 1947, instaurant la Sécurité sociale dans les départements d’Outre-mer. Et cher Stéphane, je sais combien tu es, comme l’ensemble de ton groupe et moi-même, si attaché à nos territoires ultra-marins.
Enfin, si nous connaissons les pères fondateurs de la Sécurité sociale - Ambroise Croizat, Pierre Laroque, et Alexandre Parodi - je mentionnerai aussi… ses mères fondatrices, que l’on oublie parfois.
Je pense à Marianne Verger, l'une des deux seuls parlementaires de la Commission Delépine, qui dessina l’architecture générale de la Sécurité sociale.
Je pense à Germaine Poinso-Chapuis, l'une des 33 premières femmes élues députées, ministre de la Santé et de la Population en 1947 - la première femme ministre de plein exercice de notre histoire. Et la seule avant Simone Veil…
Je pense enfin à Germaine Peyroles. Elle fut aussi élue en octobre 1945 et devint une membre éminente de la Commission chargée de la famille, de la population et de la santé publique de 1946 à 1950, dans une période évidemment charnière.
C'est à ces femmes illustres que nous rendrons hommage le 21 octobre prochain, en apposant trois plaques dans l’hémicycle – pour Germaine Poinso-Chapuis, pour Germaine Peyroles, mais aussi pour une ancienne députée communiste, cher Stéphane Peu : Mathilde Gabriel-Péri, très engagée pour les veuves de guerre.
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Leur rendre hommage, c'est rappeler que notre modèle social, ce chef-d'œuvre de solidarité, est une œuvre collective.
Une œuvre qu'il nous appartient de défendre tous ensemble, 80 ans après.
Et cet impératif de protection est au cœur des préoccupations de nos concitoyens : comme le révèle en effet un tout récent sondage, si 91 % des Français se disent attachés à leur « Sécu », 84 % craignent pour sa survie.
C'est ce chiffre qui doit nous interpeller - et nous inciter à agir.
Nous sommes tous d'accord sur le « quoi » : il faut préserver cet héritage. Mais nous nous divisons sur le « comment ».
Alors, pour citer un célèbre révolutionnaire… « que faire ? ».
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Pour voir plus loin, il faut prendre de la hauteur. Et prendre de la hauteur, c'est aussi réaliser que depuis des décennies, nous avons réformé par touches et par couches notre modèle social… mais souvent, sans grand plan d’ensemble.
Or, le temps est venu de sortir du paramétrique pour oser le systémique.
Notre Sécu se retrouve à la croisée des chemins. Née d'un modèle bismarckien, assurantiel, elle a progressivement glissé – comme dans presque tous les pays de l’Union européenne- vers un modèle beveridgien, financé en partie par l'impôt.
La preuve ? Aujourd'hui, les cotisations sociales ne représentent plus que 56% des recettes, contre la quasi-totalité à l'origine, brouillant la frontière entre droits assurantiels ou universels - bref, entre Bismarck et Beveridge.
Alors, n'est-il pas temps, quel que soit notre positionnement politique, de clarifier cette organisation ? En s’assurant par exemple que les cotisations financent prioritairement les prestations d’ordre assurantiel ?
En somme, pour continuer de faire cohabiter Bismarck et Beveridge, il s’agit de clarifier qui paie quoi, et pourquoi ?
Croyez-le bien, cette question n'est pas seulement technique. Elle est profondément politique. Elle est au cœur de ce que j'appelle le « civisme contributif », en miroir de la notion bien connue de civisme fiscal.
Les Français sont prêts à contribuer, mais ils exigent de savoir pourquoi. De savoir où va leur argent.
Clarifier qui finance quoi, c'est renforcer le consentement à la solidarité. C'est réarmer civiquement notre pacte social.
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Pour parvenir à cette clarification, les pistes à explorer sont nombreuses - aussi je me contenterai d’en évoquer quelques-unes.
La première trouve son inspiration dans la construction financière de la branche « AT-MP », alimentée à 94 % par des cotisations patronales.
Cette persistance d’une logique bismarckienne permet d’y intégrer un mécanisme simple, clair et efficace dont nous pouvons nous inspirer : celui du bonus-malus.
Depuis la LFSS de 2010, les entreprises dont le taux de sinistralité est faible contribuent moins. Tandis que celles qui ne prennent pas soin de la santé des travailleurs contribuent davantage, jusqu’à 200% en cas d’inaction répétée.
Un principe simple, donc, mais surtout un principe juste.
Cette approche n’est pas transposable à toute la Sécurité sociale. Mais elle trouve une traduction intéressante à travers les fameux « ITAF ».
Ces 40 ITAF constituent aujourd'hui la deuxième source de financement de la Sécurité sociale. Ils sont de nature diverse, mais leur périmètre n’est pas toujours aligné avec leur affectation.
Et c'est cela que nous pourrions changer.
Pour prendre l’exemple des accises dites « comportementales » (sur le tabac, l’alcool, les produits sucrés, …), comment comprendre que leur produit ne soit pas intégralement affecté à la branche maladie ? Alors même qu’elles ont pour objet de corriger des externalités négatives liées à des comportements nocifs ?
Au-delà de la question du périmètre et du poids de ces ITAF, qui font l’objet de débats récurrents à l’Assemblée, il serait ainsi de bon ton, pour la lisibilité du système, d’assurer une forme de cohérence entre les moyens et les finalités poursuivies.
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Enfin, cet effort de justice et de clarification, c'est aussi celui de la lutte contre la fraude sociale – qui est moins massive, certes, que la fraude fiscale (estimée à 20 milliards d’euros, versus 35 ou 40 milliards d’euros pour la fraude fiscale) … mais tout aussi inacceptable.
En effet, la fraude sociale, ce sont des indus perçus par des assurés peu scrupuleux, qui privent d’aide ceux qui en ont besoin.
La fraude sociale, ce sont également des individus qui emploient de la main d’œuvre non déclarée, privant ces travailleurs de droits sociaux en plus de priver de recettes la Sécurité sociale.
Dès lors, il nous faut puissamment renforcer notre arsenal législatif face à cette rupture de notre pacte social.
Et j’ose le dire : cette priorité devrait être un objet de consensus politique. Car, ici encore, nous ne visons qu'un seul objectif : préserver notre Sécurité sociale.
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Mesdames, Messieurs,
Je conclurai par un message de fierté et de remerciements.
Un message de fierté : celui de vivre dans une nation où l'on ne vous demande pas votre carte bleue avant votre carte Vitale.
Et bien sûr un message de remerciements, à tous les organisateurs et participants de ce colloque.
Cher Stéphane Peu, chère Sophie Binet, c'est cela aussi, l'Assemblée nationale ou le dialogue social : des femmes et des hommes qui, par-delà les clivages, cherchent ensemble le meilleur chemin pour le pays.
80 ans plus tard, cette exigence de responsabilité n’a rien perdu de son actualité. Il demeure de notre pouvoir, et même de notre devoir, de nous entendre pour faire avancer le pays.
Et c'est Ambroise Croizat lui-même qui nous invitait à ce dépassement des clivages, je cite un de ses discours de 1946 :
« Cette grande réforme [de la Sécurité sociale] n’appartient à aucun parti, à aucun groupement (…). Née de la terrible épreuve que nous venons de traverser, elle appartient et doit appartenir à tous les Français et à toutes les Françaises. »
Cet appel à l’unité est tout à la fois l’héritage et l’avenir de notre Sécurité sociale. Alors vive la République, vive la France et vive la Sécu !